Les émotions dans les poèmes chevaleresques et héroïques italiens (XIVe-XVIe siècles) : représentations, significations et contextes

 Les émotions dans les poèmes chevaleresques et héroïques italiens (XIVe-XVIe siècles) représentations, significations et contextes

Le poème de chevalerie et le poème héroïque en Italie sont un terrain fertile pour l’émergence de la représentation d’émotions et de passions différentes et parfois contradictoires. Entre le Moyen Âge et la Renaissance on rencontre différentes thèses sur la nature et les effets des émotions. Si, pour les médecins, les émotions sont un phénomène physiologique dû au dosage plus ou moins équilibré des humeurs qui déterminent le tempérament de chacun, elles sont pour les ecclésiastiques des mouvements de l’âme dépendant de nos inclinations au vice ou à la vertu. Saint Augustin nie même le caractère spontané des émotions, qu’il rattache à la volonté. Abélard observe que si nous ne sommes pas responsables de notre tempérament, nous sommes en revanche tenus d’en contrôler les excès. En fait, avec le temps, il a été reconnu que les émotions sont une combinaison d’états physiologiques et de mouvements de l’âme[i].

Quelles sont les émotions les plus présentes dans les œuvres chevaleresques et héroïques italiennes de la Renaissance ? Toutes les émotions sont pratiquement présentes dans ces poèmes, qui sont une métaphore de la vie humaine, comme le pense à juste titre l’Arioste. Elles vont de la pitié envers la mort d’un être cher ou d’un ennemi valeureux à la souffrance amoureuse, à la jalousie, à la honte pour avoir cédé à une passion, à un vice ou à un défaut dû au tempérament comme la colère : la liste est inépuisable. Déjà dans l’archétype que fut Chanson de Roland pour la littérature chevaleresque italienne, Charlemagne pleure et s’arrache les cheveux en voyant son neveu mort. Quelques siècles plus tard, Orlando verse de chaudes larmes de repentir sur le corps du malheureux roi Agricane qu’il a dû tuer malgré lui (Inamoramento de Orlando). Dans un autre registre, rappelons la colère de Rinaldo dans la Gerusalemme liberata ou la fureur d’Orlando provoquée par la jalousie, suivie de la folie qui l’exclut de l’univers social et humain.

           De ce qui précède, deux conséquences se dégagent qui constituent en même temps deux pistes de réflexion intéressantes.

           La première est celle de la représentation des émotions. Comment sont-elles représentées ? Y a-t-il une dimension intimiste des émotions ? Sont-elles envisagées comme des mouvements de l’âme ? Ou bien est-ce que prédomine une représentation de type « physiologique », en quelque sorte, qui s’appuie sur le registre de l’éloquence corporelle, privilégiant la dimension spectaculaire et visuelle[ii]? Et si tel est le cas, cela s’applique-t-il à l’ensemble de la production de la longue période indiquée ou observe-t-on un mouvement évolutif ? 

Une autre piste importante concerne le but poursuivi par les auteurs en introduisant certaines émotions et leurs répercussions. L’amour, par exemple, est souvent traité comme une pulsion incontrôlable qui peut avoir des conséquences terribles sur l’intégrité physique, spirituelle et morale des personnages. Mais l’amour est aussi, surtout chez Pulci et Boiardo, une force positive qui pousse l’individu à dépasser ses limites en étroite relation avec une nouvelle éthique chevaleresque et courtoise en phase avec les comportements et les mœurs des cours de la plaine du Pô des XVe et XVIe siècles.

D’autres émotions, en revanche, comme la jalousie et la colère, relèvent du tempérament et posent la question du contrôle et de la mesure au nom du bien de la communauté. Nous ne reviendrons pas sur les effets néfastes de la folie d’Orlando sur le monde qui l’entoure, mais nous nous arrêterons pour réfléchir aux responsabilités des actes des individus vis-à-vis de la société et à leurs conséquences politiques et sociales. Ce sont ces questions essentielles qui habitent pleinement une littérature jugée, à tort, comme une pure évasion et qui, au contraire, possède une riche profondeur éthique et pédagogique. Dans le poème chevaleresque italien et dans le poème héroïque coexistent des émotions nobles et moins nobles. Ce qui les définit n’est donc pas tant leur nature que leur intensité, c’est-à-dire la capacité à les maîtriser.

Les émotions peuvent être étudiées en fonction du sexe des personnages. Cette spécificité de genre apparaît, quoique pas exclusivement, dans les digressions ou nouvelles introduites dans l’action principale qui ont souvent pour protagonistes des personnages féminins plus enclins que les masculins, selon la conviction de l’époque, à être submergés par leurs appétits immodérés et donc plus aptes à être cités comme des modèles négatifs à ne pas imiter ou, au contraire, comme des modèles inimitables de perfection amoureuse. Comment ne pas penser, dans ce dernier cas, à Isabella, Fiordelisa ou encore Clorinda ?

           Damien Boquet a relevé que les limites des sources historiques consistent en ce qu’elles ne rendent compte, pour l’essentiel, que des pratiques affectives des élites et non des masses populaires qui, pour la plupart non lettrées, n’ont pas laissé de traces écrites. Les observations de l’historien s’appliquent également à

la littérature qui nous intéresse ici. Les émotions du peuple ne sont cependant pas absentes du roman chevaleresque et du poème héroïque. Autant l’univers social de ce type de littérature est aristocratique, autant l’évocation de la souffrance collective des humbles causée par les guerres subies et la protestation qui trouve parfois une voix dans quelque courageux représentant populaire constituent un thème présent et efficacement dépeint qui mérite d’être approfondi pour ses implications politiques et sociales.

           Voilà quelques pistes de réflexion pour le numéro 39/2025 des Cahiers d’Études Italiennes (https://journals.openedition.org/cei/976)sur le thème « Les émotions dans les poèmes chevaleresques et héroïques italiens (XIVe-XVIe siècles) : représentations, significations et contextes », à paraître en septembre 2025. La chronologie est très large, ce qui permettra de considérer des œuvres produites du milieu du XIVe siècle jusqu’à la Jérusalem délivrée du Tasse.

Les propositions d’articles, d’une longueur maximale d’une page, doivent être envoyées au plus tard le 31 juillet 2024 à : patrizia.bertrand@univ-grenoble-alpes.fr

 

La réponse d’acceptation ou de non-acceptation de chaque proposition sera envoyée d’ici le 15 septembre 2024.

 

Les articles de 45 000-50.000 signes au maximum (notes, espaces et bibliographie compris) devront être envoyés, au plus tard le 31 mars 2025, à l’adresse ci-dessus.

 

Chaque article fera l’objet d’une double évaluation par les pairs et sera rédigé en français, en italien ou en anglais. L’idéal serait que celles et ceux qui ne maîtrisent pas suffisamment le français écrivent dans leur langue maternelle afin d’éviter des pertes de temps inutiles ou une exclusion du numéro pour des raisons linguistiques.

 

En espérant que cette proposition de collaboration suscitera un large intérêt, je vous adresse mes salutations les plus cordiales.

 

Patrizia De Capitani

 

Professeure de littérature italienne (XVe-XVIe siècles)

Université Grenoble Alpes

https://luhcie.univ-grenoble-alpes.fr/membres/de-capitani-patrizia/

[i] Damien Boquet, « Penser et vivre les émotions au Moyen Âge ». Les émotions au Moyen Âge, carnet d’EMMA, consulté le 27/06/2024 à l’adresse https://doi.org/10.58079/o7s1  ; Georges Vigarello (dir.), Histoire des émotions (1. De l’Antiquité aux Lumières), Paris, Points, 2021.

[ii] Elisabetta Menetti, « Introduzione alle passioni estreme : Boiardo, Bembo e la teoria degli affetti », Griseldaonline, 18, 1, 2019 Passioni https://doi.org/10.6092/issn.1721-4777/9635  


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