Institutionnaliser la reconnaissance des spécificités des Lettres & sciences humaines
Motion de l’Université de Paris I – Panthéon Sorbonne
Les recherches et publications en Lettres & sciences humaines (LSH) ont besoin de la plus grande liberté intellectuelle possible pour simplement exister et être utiles à la société démocratique ; défendre ces libertés tant par un service public d’enseignement supérieur et de recherche libre et accessible à tous que par des conditions de production intellectuelle et des formes d’organisation éditoriale favorisant l’autonomie des chercheurs… c’est défendre la culture démocratique.
Depuis des siècles nous savons que la différenciation des domaines de connaissance est fondamentale entre ce qui relève de la culture et ce qui relève de la matière, entre les sciences interprétatives des études de la littérature ou de la société et des sciences expérimentales des étude de la nature chimique, biologique ou physiologique. On a parfois opposé les « sciences molles » aux « sciences dures » pour souligner que l’objectivité des « résultats » ne pourrait jamais être de même nature en les deux domaines. Or cet écart énorme, que tout le monde reconnaît à propos des possibilités d’objectivation des résultats scientifiques, se retrouve à l’identique en ce qui concerne les possibilités d’évaluation objective des résultats de recherches donc des chercheurs et des laboratoires. On ne peut faire d’évaluation « dure » sur des sciences « molles » sans les détruire.
Cela tient au fait que leur utilité pour la société tient tout autant à l’intérêt propre de chacun des travaux qu’à l’existence d’une pluralisme intellectuel nécessaire à la confrontation des idées et des arguments. Ce pluralisme des théories, paradigmes et courants de pensée est traversé de préférences normatives, éthiques et politiques, ce qui ne se retrouve pas à l’identique dans les sciences de la matière et expérimentales (SME). Le problème du classement des revue se pose ainsi en termes très différents dans l’un et l’autre domaine. L’animation scientifique Lettres & sciences humaines (LSH) dépend des courants théoriques ou logiques dominantes d’une période qui légitiment les contenus mais pas leur pertinence. Les classements ont souvent tendance à entériner l’histoire d’une revue et son degré d’institutionnalisation. Or l’opération de classement elle-même est un objet de controverses à la fois disciplinaire et scientifique, pour la bonne et simple raison que le champ des sciences humaines est en constant remaniement et que les critères de la légitimité dont les revues se font aussi l’expression sont toujours susceptibles d’être remis en cause. La détermination d’une liste de revues agréées, sur la base de critères que ceux qui s’en prévalent sont incapables de justifier rationnellement sans renvoyer à une certaine vision de ce que doivent être les sciences humaines , ses méthodes, ses objets légitimes, en bref sans avoir à définir une orthodoxie, est directement contraire à la liberté de recherche. C’est au sein des laboratoires, dans les congrès, les revues, et en fonction des orientations de recherche et des choix opérés par les chercheurs (individus et collectifs), que doivent s’opérer le choix des revues comme acte participant directement d’une vision de leur discipline, de son rôle et de ses enjeux. Quoi qu’il arrive, c’est dans le cadre d’une controverse publique et argumentée que la qualité d’un travail scientifique est seule susceptible d’être évaluée, non sur la base de critères fixés a priori dont c’est le rôle de ce même travail que d’en interroger la pertinence et éventuellement les récuser.
Cette différenciation entre les deux domaines touche en outre au rapport de chaque domaine à la décision politique, celle des gouvernements, des parlements, des directions d’établissements ou institutions scientifiques et pédagogiques. Les deux domaines ont a défendre en commun une autonomie d’agenda, c’est-à-dire de choix des sujets pertinents tant pour la recherche que pour l’enseignement. Mais une fois ce choix d’agenda effectué, le pouvoir politique n’a pas d’idée ou de souhait quant aux résultats potentiels d’une expérience de chimie ou de biologie, alors qu’il en a en matière de criminologie ou d’économie.Cette différence est considérable et tout alignement de gouvernance entre ces deux domaines détériore le plus faible, c’est-à-dire, aujourd’hui, celui des Lettres & sciences humaines (LSH) inéluctablement victimes des systèmes de contrôle centralisé des « mérites » ou de l’« excellence » aussi sûrement qu’il périssait sous le poids des doctrines officielles dans les régimes dictatoriaux.
Il ne s’agit pas de réduire les possibilités de recherches et de formations interdisciplinaires entre les deux domaines, bien au contraire : de nombreuses recherches et formations doivent aujourd’hui associer étroitement les spécialités issues de l’un et de l’autre. Il s’agit de maîtriser cette interdisciplinarité pour que les LSH ne soient pas victimes de décisions prisent principalement à partir de l’autre domaine aujourd’hui financièrement et politiquement dominant. L’interdisciplinarité peut produire le meilleur dans la recherche, mais aussi le pire si elle n’est pas correctement maîtrisée dans la gouvernance des disciplines. Pour les lettres & sciences humaines, toute transversalité abusive est aussi mortifère que la subordination politique. Que ce soit pour le suivi de la durée des thèses de doctorat, l’évaluation des recherches, la gouvernance des laboratoires, la gestion des carrières, la vulgarisation des travaux scientifiques, les questions de débouchés professionnels, et pour bien d’autres sujets, certaines décisions peuvent être valables dans le domaine des Sciences de la matière & expérimentales (SME) sans l’être dans le domaine des Lettres & sciences humaines (LSH).
De ce fait, nous demandons que dans toutes les universités, dans toutes les institutions locales et nationales de l’enseignement supérieur et de la recherche, soient organisées des instances spécifiques ou de formes de coordination permettant aux spécialistes des Lettres & sciences humaines (LSH) de définir eux-mêmes ce qui est souhaitable en termes de régulation politique et administrative pour leur domaine.
En particulier nous demandons :
1) que soit créé au sein du Conseil National des Universités (CNU) une Commission Permanente des Lettres & sciences humaines.
2) que dans chaque établissement universitaire ou scientifique soit créé une instance représentative élue au scrutin proportionnel intégral par les spécialistes des disciplines de Lettres & sciences humaines.
3) que soient enfin entendues les communautés scientifiques internationales, de Lettre & sciences humaines, qui se mobilisent depuis des années pour l’abolition des classements de revues.
4) qu’un régime protecteur de la diversité intellectuelle, contre les évaluations systématiques d’activités en Lettres & sciences humaines, soit instauré dans toutes les procédures administratives, financières et statistiques intervenant dans ce domaine.